Peinture à l’huile sur toile de lin

Triptyque ( 100cm x 73cm) x 3

Série Souvenirs

« Coupures »

Analyse de l’oeuvre par Richard Abibon

Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord un ensemble : les coupures entre diverses formes de représentation sont multiples : dessins et peintures dans le tableau, miroir peint, miroir sur lequel sont collés des dessins. Bien que droits, les tableaux des extrémités semblent basculés de façon à former une fausse perspective attirant le regard vers le centre. L’homme journal renversé en arrière et sa main coupée renforcent cette impression. Or, au centre de la composition se tient un ciseau, l’instrument de la coupure
par excellence, et ce ciseau se situe juste en dessous du tableau de la femme nue. La forme même du ciseau évoque le phallus muni de ses testicules, comme tombés du tableau, tombés du corps de la femme.

Le trou dans le visage, dans l’œuvre de la FIAC, était sans doute moins évident, en tout cas moins douloureux que cette évocation directe de la castration par un instrument tranchant.

Ici apparaît la grande justesse de cette œuvre. Au centre, nous aurions pu avoir une femme nue. Mais ce que nous voyons c’est la représentation du portrait d’une femme nue : nuance ! Autrement dit : on peut faire une représentation du corps de la femme, mais pas du phallus qui en tombe, non pas dans le tableau mais en dehors de la représentation. Cependant, nous sommes toujours dans une représentation, même si nous ne sommes pas dans le tableau qui représente la femme nue. Ainsi se dévoile la
communauté d’appartenance du Réel et du sexe féminin : quelque chose qui ne peut pas être représenté. En revanche, comme nous sommes encore dans un tableau hors du tableau, nous avons la seule représentation possible que les enfants se font de ce sexe féminin : un phallus coupé, condensé avec l’instrument de la coupure. J’ai connu une femme qui, petite, avait ainsi volé un paire de ciseau à sa mère pour aller l’enterrer dans le jardin. À l’époque, elle ne pouvait absolument pas dire pourquoi elle faisait cela.

Elle rejoignait ainsi un fantasme bien commun, puisque je le considère comme universel, y compris dans sa modalité : il n’y a pas de mots, sauf à en trouver, dans une analyse ou dans une expression artistique comme le fait Chantal Lorio.

Les mots à trouver sont eux aussi découpés et de surcroit découpés dans un papier déjà recouvert de mots. C’est une sorte de cartographie de l’inconscient qui nous est proposée là, puisque ce refuge des pensées refoulées se présente comme un palimpseste de souvenirs auxquels le sujet fait appel pour compenser l’absence de mots autour de la question de la différence des sexes. Donc, le sexe féminin, caché pour les enfants, ne peut se présenter à leurs yeux autrement que comme le résultat d’une
castration : c’est une représentation substitutive à l’absence de représentation. À cause de son aspect douloureux et injuste, et bien qu’elle fournisse une explication à l’inexplicable, elle se trouve aussitôt refoulée, ce qui s’exprime dans la dénégation de
bien des gens : ils disent que ça ne les concerne pas. C’est ainsi qu’ils arrivent en analyse pour, au bout de quelques rêves (parfois il en faut beaucoup, et beaucoup de temps !), le découvrir par eux-mêmes.

Ici, une perle rouge tombée du collier a été isolée près du ciseau par la découpe du tableau proposée par Chantal. Dans le tableau que j’avais analysé précédemment, on voyait le collier en train de se briser autour du cou d’une femme. Pour la même raison
les perles sortaient du tableau représenté pour tomber dans le tableau de la réalité, ou la réalité peinte dans le tableau :

Il s’agit de la même chose, en un peu moins explicite : le collier se brise, mais on e voit pas de ciseaux. Cependant la succession des perles rouges peut laisser penser aux règles qui, plus tard, viennent inconsciemment confirmer à l’enfant que son sexe est
bien le résultat d’une coupure puisque ça saigne et que ça ne veut pas s’arrêter de saigner. Nous avons deux exemples des procédés du rêve qui se sert de tous les souvenirs ultérieurement engrangés pour expliquer l’inexplicable injustice de l’origine.

Si les modalités sont infinies en fonction de l’histoire de chacun, la structure est commune à tous. Tout le monde n’a pas eu un collier de perles rouges, mais tout le monde a eut à faire à la différence des sexes et aux règles. D’où l’infinie diversité des
rêves et des productions artistiques.

C’est pourquoi, à partir de cette représentation centrale, la coupure se différencie en plusieurs autres représentations :

– le stéthoscope coupé, dont il faut se rappeler que l’usage premier est d‘écouter le battements du cœur. Ici, son usage métaphorique d’auscultation des sentiments s’impose. Le refoulement sert aussi à occulter les sentiments, pouvant se transformer en une incapacité à les éprouver.

J’ai vu récemment « Démolition » un film américain racontant l’histoire d’un type qui, perdant sa femme qu’il aimait beaucoup, s’étonne de n’éprouver aucune tristesse. Il en passe donc par les recherches de sensations fortes, en lieu et place des sentiments qu’il a refoulés. Démolir, casser tout ce qui appartenait à sa femme, fut une première étape. Louer un bulldozer pour raser la maison où il a vécu avec elle, une seconde. La troisième a consisté à se faire tirer dessus par un enfant auquel il a confié un pistolet…

après avoir revêtu un gilet pare-balle, il n’est quand même pas suicidaire. Ça fait très mal, mais il faut le voir, dans la souffrance de ce moment s’exclamer : « putain, c’que c’est bon ! ». Bref, il lui a fallu mimer jusqu’à sa propre mort pour faire un deuil dont inconsciemment il ne voulait pas, pour enfin ressentir quelque chose.

Freud indique que l’on refoule les représentations, mais pas les affects, qui s’accrochent à d’autres représentations. Ainsi peut-on développer une phobie. On a peur d’un objet quelconque de la réalité, afin de détourner l’angoisse de son véritable objet : la castration. Je me pose cependant la question de cette possibilité de refouler jusqu’au moindre sentiment (comme M. Spock).

Dans la peinture de Chantal, la représentation d’un homme nu qui semble s’en aller peut faire penser à une rupture sentimentale, le stéthoscope coupé étant placé entre l’homme et la femme. Allo le cœur ? il n’y a personne ? Toute rupture renvoie à la coupure fondamentale : si le substitut phallique, ce qu’un homme représente pour une femme, s’en va, c’est le retour de la castration sur le devant de la scène. La tristesse devant ce départ ravive celle, fondamentale, de la condition féminine… à moins que ce ne soit la rage. Il en serait de même pour un homme qui voit partir la femme qu’il désire. Pour lui, c’est une véritable castration.

– Le tissu rouge pendant d’un tiroir de l’armoire à glace rappelle le phallus coupé. Et pourquoi un miroir, si ce n’est parce que c’est celui dans lequel elle se regarde comme un homme qui s’en va. Il reste la consolation du derrière, qui est semblable chez tous les humains. En redondance, l’escarpin rouge dont le talon rajoute à la femme les centimètres dont elle se pense privée, tandis que la couleur évoque à la fois la montée du désir et la blessure fondamentale.

– un croquis de femme s’arrête juste au niveau de son sexe, qui cette fois, s’avère bel et bien en dehors de la représentation. S’il est bien anatomiquement représenté dans le portrait central, c’est qu’il s’agit de la représentation que l’on s’en fait à l’état adulte.

Le croquis abandonné à terre serait alors le reste d’un souvenir infantile inachevé.

Des mots sont encore là, aussi découpés que le phallus peut l’être. D’ailleurs le M se tient bien érigé tandis que les autres lettres se contentent de la platitude et que le S s’incline sur le bord entre la case et le sol. La verticale confirme la puissance du phallus tandis que l’horizontale rappelle la détumescence inévitable. Du coup, on se demande de quel corps qui « M » cet organe littéral est O.T. et quelle est cette pluralité potentielle dont il se pare (ou sépare).

De l’autre côté, un corps d’homme a été dessiné uniquement avec des mots. Il est vrai qu’une bonne partie de la représentation dépend du langage, sauf la castration qui tient à l’image présente et absente du phallus. En effet, ce corps de mots présente une coupure inhabituelle au niveau du poignet, l’index pointé désignant la femme devant la cheminée. Le bout du doigt se pose précisément sur le bord de cet ustensile de chauffage, désignant donc avant tout le bord d’un trou. Si le doigt tendu évoque l’érection phallique, il n’en illustre pas moins la désignation comme telle, celle avec laquelle on apprend les mots aux enfants. Mais comment désigner ce qui n’est pas là ? Si ce n’est en donnant des explications anatomiques issues de la science que les enfants sont incapables de piger. Ils se cramponnent à leur conviction inconsciente de la castration dont ils font l’expérience tous les jours à travers les limites que les adultes leur imposent, souvent en levant un index vengeur qui rejoint ainsi l’index désignateur, interface entre les mots et les choses. Ainsi cet index se trouve-t-il séparé du corps comme le petit doigt de l’homme aux loups, si ce n’est une légère différence au niveau du lieu de la coupure, fruits des différences individuelles.

Il est aussi possible que ce doigt désigne la femme dont le sentiment de culpabilité se mesure à l’aune de la coupure qu’elle pense avoir subie. Il est probable que la coupure au niveau du poignet soit un retour de flamme de cette injustice, en vengeance sur l’homme pour le préjudice subit. À l’instar du ciseau tombé du tableau de la femme nue, la main de l’homme est tombée du tableau de droite au tableau du centre, sans toutefois entrer dans la représentation de la femme. Au-delà d’une simple fantaisie d’artiste, la forme triptyque y trouve toute sa raison : le phallus est certes une représentation substitutive, mais dans sa métaphore digitale, il ne fait toujours pas partie intégrante de la représentation féminine, même s’il s’en rapproche spatialement.

C’est là qu’ont roulé les autres perles rouges et qu’un P intempestif vient remplacer le M de « mots », ce qui produit le « Stop » des limites dont je viens de parler. Par retour, il aimerait mettre un coup d’arrêt à la domination masculine.

Un croquis de torse d’homme semble être tombé là avec ce poignet détaché, négligemment appuyé contre le tableau de la femme. Ce dessin, signé Lorio comme celui de la femme, à terre de l’autre côté du triptyque, coupe la tête et le ventre de l’homme.

Sa partie basse, encore une fois vue de dos, est séparée juste au niveau présumé du sexe par la coupure entre les deux tableaux du triptyque.

À l’extrême droite, des lunettes brisées appuient le propos : c’est pas facile à voir ! Non, décidemment, représenter le phallus semble aussi difficile que le sexe féminin, sauf à accumuler les coupures qui, on le voit, peuvent se situer n’importe où sur le corps. L’homme a bien autant affaire avec la castration que la femme. L’égalité rêvée, mais impossible, se propose autant comme un ajout (d’index et de ciseaux dans le tableau) que comme une perte (toutes les coupures), ou enfin… dans une vue de derrière.

Ce qui pourrait se présenter comme un canapé offre au regard quelques points de capiton qui pourraient bien évoquer soit des sexe féminins, soit des nombrils : en tout cas, l’origine.

L’intelligence de cette œuvre coupée en trois réside dans le fait que, au-delà de sa singularité, l’auteur a su trouver au fond d’elle-même la structure universelle qui parle à tous.

29-oct.-16