Peinture à l’huile sur toile de lin
100 cm x 140 cm

Série Souvenirs

« L’éclairage du Réel »

Analyse d’une oeuvre par Richard Abibon

Cette oeuvre s’inscrit dans la continuité des deux autres que j’ai déjà analysées.

On y retrouve les mêmes éléments : l’armoire à glace, les escarpins, les perles rouges du collier brisé, le curieux meuble de rangement un peu dérangé lui-même, des esquisses de corps, et surtout, le morcellement de l’image en multiples modes de représentation : dessins dans le tableau, tableaux dans le tableau, reflets d’un dessin dans le miroir.

C’est donc comme toujours une réflexion sur le point de vue. On peut voir une image comme : la réalité, comme une interprétation de la réalité par un artiste, comme image rendue par un miroir. Or, deux de ces images se trouvent séparée par le mot « réel » écrit à l’envers et répété. À lire : voici deux points de vue sur le monde, sur le « réel » ou alors : le réel de l’un n’est pas celui de l’autre, puisqu’ils sont sur deux toiles séparées. Une raie de lumière semble venir de ce « réel ». La femme bénéficie même d’un double point de vue à elle seule puisque la toile qui la représente est aussi reflétée par le miroir de l’armoire à glace. Soit on prend les choses ainsi sans plus se poser de question, soit on se demande s’il s’agit bien de la même toile ou d’une autre qui serait situé hors champ, de notre côté de regardeur. Et s’il s’agit bien de la même toile, alors il faut supposer de notre côté un autre miroir pour capter l’image de celle que l’on voit afin de la renvoyer sur celui de l’armoire. Autrement dit, cela constitue notre point de vue comme un miroir.

Un examen plus attentif démontre l’impossibilité de cette hypothèse : la peinture de droite se limite dans le bas au niveau du slip de la femme, tandis que celle de l’armoire laisse voir la moitié de ses cuisses. La seconde n’est donc pas le reflet de la première mais un autre essai graphique, soit un autre point de vue : subjectivement, cela revient au même.

L’homme pourrait paraitre plus simple puisqu’il n’a qu’une image. Quoique, vu de dos, il pourrait très bien être vu comme une femme…il faut un examen un peu attentif pour être sûr de ce qu’on voit. Cela renvoi à la même question que celle posée par les tableaux précédents : un homme ne peut-il pas être une femme en devenir, par le biais de la castration, identique à un « point de vue de dos » ? Quant à la femme, elle a perdu ses pompes, euh, je veux dire, ses magnifiques escarpins rouges, dont le moindre rêve nous dira qu’ils sont des représentations du phallus. Il lui suffirait donc d’enfiler ces attributs « typiquement féminin » pour se récupérer les quelques centimètres qui lui manquent et se retrouver homme.

Comme quoi il y a peut-être du « réel » de la différence des sexes, mais ça ne peut s’appréhender qu’à travers le fantasme : homme castré et femme phallique.

Élément nouveau par rapport aux tableaux précédemment analysés, l’accumulation de bouteilles au centre, que je lis comme autant de contenant-contenu, utérus phallique, à moins que ce ne soit l’inverse.

Les perles rouge sortent ici d’une des cases du meuble de rangement qui ne peut être autre chose qu’un utérus libérant, mois après mois, sa précieuse cargaison. Avec parfois cette conséquence d’un lait répandu, mais nécessaire. Il est noté « réel », lui aussi. Sperme ou lait, il contribue à la différence des sexe, dans la réalité.

Je ne sais ce que l’auteure avait en tête en inscrivant ainsi son « réel ». Dans le langage courant, comme dans 90 % de l’oeuvre de Lacan, la plupart du temps ce n’est qu’un adjectif substantivé tenant lieu pour « réalité ». Dans cette acception, ça se conçoit, ainsi que je l’ai formulé plus haut : il y a une réalité de la différence des sexes, mais le problème des humains, c’est qu’ils l’interprètent en termes de castration et c’est ce que dit l’ensemble du tableau en multipliant les coupures entre les différentes représentations, en égrenant perles et escarpins rouges. C’est là qu’on peut lire le « L » un peu de guingois de « réel » comme un « V » ce qui donne « REEV » vite lu à son tour comme « rêve ». La castration est un rêve apposé sur la réalité inexplicable de la différence des sexes. Inexplicable pour les enfants, bien entendu : c’est ainsi que« l’inconscient, c’est l’infantile en nous ». Nous devons cette définition à Freud.

Et c’est ainsi que le rêve éclaire cette réalité d’une lumière fausse en regard de la réalité, mais ô combien vraie dans le monde des fantasmes. En ce sens, l’intuition de l’artiste me semble juste : le rêve est une sorte de mise à l’envers du réel pris comme réalité.

Ce que j’appelle le Réel, avec une majuscule pour le distinguer du réel synonyme de réalité, c’est ce qui, bien qu’inscrit dans la mémoire, reste en dehors de toute représentation. Je l’ai trouvé fréquemment au fond de mes rêves ou comme décor. C’est quelque chose qui est là, certainement pas un vide, mais un fatras de vieilles choses indescriptibles.

Prenons en exemple un de mes récents rêves :

Ça fait des années des années que je paie deux loyers pour deux chambres dans l’hôpital. Je ne sais pas quel hôpital, mais tout m’est très familier (au réveil, je ne reconnais rien). Comme je m’en vais de l’hôpital, je range tout. C’est là que je me rends compte que je paie pour deux chambres. J’avais complétement oublié. Ça fait bien un an que Aurore (ma fille) n’y est pas venue, ça ne servait à rien, j’enlève donc tout le bordel qu’il y avait dans ces chambres. Elle est là, avec ses deux enfants qui m’aident. Je vais bouger la voiture pour amener son coffre tout près de la chambre. La seconde n’est pas loin, seulement deux portes les séparent dans le couloir. Tout autour, des piles de carreaux de faïence, que j’avais montées. Les enfants s’amusent à les renverser en se criant dessus. Comme c’est la fin de la nuit, pas encore tout à fait l’aube, je les engueule à cause du bruit. Jo continue à crier ; je l’engueule particulièrement. Je vois tous mes souvenirs qui sortent les uns après les autres des chambres. Je suis incapable de les décrire maintenant. Il y a une marche à l’entrée d’un grand hangar sous un auvent ; c‘est là que je vais amener la voiture en marche arrière pour la rapprocher des deux chambres ; ce doit être la 205 que j’avais à l’époque où j’étais à l’hôpital de Lorquin. J’enlève aussi des rideaux que j’avais mis sur la face externe d’une espèce de couloir longeant le mur et menant à la chambre, seulement protégé par un auvent. Il n’y avait pas de murs donnant sur l’extérieur. Entre le pilier de l’auvent j’avais mis des rideaux très sommaires en toile de jute ; je les enlève les uns après les autres et tout devient vide au fur et à mesure.

J’ai fait un nombre incalculable de rêves de cette facture : j’ai oublié que j’avais une autre chambre, un autre appartement. Mais je payais le loyer ! Cette autre chambre ou appartement n’est autre que l’inconscient, ainsi que le signe la mention « j’ai oublié ».
Il en est ainsi de l’inconscient de tous : ce que nous avons oublié ne cesse de nous réclamer un loyer et nous payons d‘un symptôme ! J’ai aussi retrouvés ces rêves chez pas mal de mes analysants.

Le rêve emprunte à la réalité des souvenirs de moments où j’ai eu en effet deux logements. Quand je travaillais à l’hôpital de Lorquin, en Moselle, j’avais loué un studio à l’intérieur du parc de l’hôpital, tout en conservant mon appartement de Besançon à 250 kms de là. En bon père divorcé, je gardais cette opportunité pour recevoir ma fille tous les WE dans cette ville. Lors des vacances scolaires, je louais une chambre supplémentaire pour elle dans le même bâtiment de l’hôpital. Cette chambre pouvait être éloignée de deux portes de la mienne, ou plus loin. À l’époque, je n’avais pas l’argent pour l’emmener sous les tropiques, mais l’hôpital disposait d’une base nautique avec plage sur l’étang voisin. Ma fille y retrouvait en plus les enfants de mes collègues

Bien entendu, ces logements ne sont pas inconscients, mais l’inconscient y trouve une représentation de lui-même en lui collant les mentions : « loyer » et « j’ai oublié ». Tout le fatras qui s’y trouve, je l’appelle soit « carreaux de faïence », soit « souvenirs » : c’est tout le Réel sur lequel je suis incapable de mettre un nom, mais que j’aimerais bien déménager un jour. Mes petits enfants jouent dedans, car ils ont à présent l’âge qu’avait ma fille alors. Ils bousculent mes souvenirs, y compris ceux qui ne sont pas écrits dans le symbolique. Ils s’imposent dans le paysage de ma mémoire, ce qui risquerait de me réveiller : c’est bien pourquoi je leur crie dessus afin qu’ils fassent silence.

Mon intervention représente ainsi le refoulement à l’encontre de moi-enfant, qui risquerait de me rappeler que ce fragile empilage de carreaux peut s’effondrer, en métaphore de la castration. Ça, c’est inscrit dans le symbolique, et c’est justement moyennant ce traumatisme que l’on peut écrire quelque chose du sexe féminin qu’aucun enfant n’a pu « comprendre », c’est-à-dire prendre avec lui (ou elle) autrement que par ce biais imaginaire. La voiture s’approche en marche arrière pour charger tout ce bordel. Voilà qui me rappelle un événement que je n’ai pas vécu mais que mon père racontait : l’accident qui lui est arrivé un jour qu’il était seul à bord de sa traction-avant. La voiture avait dérapé sur le verglas et était partie en marche arrière s’encastrer entre deux arbres bordant la route. Le mot est lâché : encastré.

Nous rejoignons là ce que j’ai dit de la peinture de Chantal Lorio : la vue de derrière permet de rétablir la parité entre hommes et femmes. Et celui qui prend des lavements, comme moi quand ma mère m’imaginait constipé, il les prend bien par derrière, ce qui lui confère une position féminine, autre rappel de la castration. C’est ce vide du sexe féminin que je dévoile sur la fin en enlevant les rideaux. Il longe le mur et, comme les arbres de mon père, il se situe au bord du Réel, le fatras indescriptible qui reste dans les chambres. Sur le bord du Réel se tient toujours la représentation initiale, l’origine de la représentation, le phallus qui représente ce qui pourrait être absent, ce qui n’a pas de représentation dans l’inconscient : le sexe féminin.

D’aucuns auront vus quelque chose de ce fatras dans le désordre apparent de l’oeuvre de Chantal Lorio. Oui, pourquoi pas, on peut y voir une image symbolisée de ce qui reste hors symbolique, car seule une toile abstraite pourrait véritablement donner une idée du Réel. Ce qu’on n’arrive pas à ranger nécessite des meubles de rangement : ce pourrait être une interprétation des étagères qui trônent au centre des trois oeuvres que j’ai analysées. Car le symbolique, c’est cela : l’ouverture de cases où ranger les choses du monde, qui deviennent alors des objets avec une utilité et une relation aux personnes et aux autres objets.

Même le sexe féminin trouvera une case de mots et d’images où se ranger. Éventuellement la case vide elle-même, non pas isolée, mais au contraire liée à la présence possible du phallus. C’est peut-être bien la raison de cette présence récurrente des étagères en plein centre. En effet, tout ce qu’on aura pu trouver de représentation proche de la réalité n’effacera ni le Réel, trace sans représentation, ni la première représentation enfantine modelée par l’idée de la castration. Cette idée profondément refoulée tente sans cesse de se percer une voie d’accès vers la conscience. D’où les rêves où on la retrouve au bord du Réel. D’où les oeuvres de certains artistes inspirés.

11 nov.16